« Je suis restée 12 jours dans le coma.
Quand les medecins ont annoncé à mon fils qu’ils allaient me débrancher, il a demandé un jour de délai afin de pouvoir faire l’aller-retour à l’étranger récupérer ma fille afin qu’elle me voit une dernière fois.
Tandis qu’ils arrivaient en avion, je me suis réveillée du coma. Je n’ai pas vu de lumière blanche au bout du tunnel durant cet épisode. Par contre je revois mes aïeux, plus exactement ma tante trisomique et mon grand père. Celui-ci me fait un signe de main, paume face à moi, l’air de dire : ne viens pas, ce n’est pas ton tour« .
Il est 14h, dans la cuisine-salle-à-manger-salle de réunion et je viens d’écouter Nadège qui, peut-être par pudeur naturelle, n’a même pas saupoudré son récit de grandiloquence. Elle s’est contentée de relater des faits, comme une journaliste d’elle-même. Pour être plus exact, elle a raconté son fait divers juste après celui de Mathilde.
Mathilde a 25 ans et souffre de la maladie de Crohn depuis qu’elle en a 11. Mais ne fut diagnostiquée qu’à ses 15 ans. Ce diagnostic est en fait un compte à rebours. La blouse blanche vous informe : il vous reste une décennie à vivre mademoiselle.

Et donc, à 13h58 Mathilde nous explique que si elle ne reprend pas du gâteau à la coco, ce n’est pas tellement qu’elle fait un régime, c’est parce que… en fait… bon si, elle fait un régime mais pas par coquetterie ou conviction, c’est que elle vient de réussir à débrancher la bombe à retardement reliée à sa chair… en appliquant un régime très contraignant pour se donner toutes les chances de déjouer les prognostics médicaux.
Il y a six mois, Mathilde a joué un bon tour à la folie.
Blouse blanche n°2 : « Plus aucune lésion, c’est un miracle ! »
Non le mot miracle n’a pas été prononcé. Incroyable ? Extraordinaire ? Incompréhensible ? Ou juste « bonne nouvelle ». Peut-il y avoir des miracles In Real Medical life ?
En tout cas à 14h02, toutes mes collègues (car oui je suis le seul mâle de la tablée) parlent de la foi. La foi qui permet tant de choses. La foi qui permet les miracles. La foi qui s’est bien gardée de sonner à ma porte sauf jadis et durant 24h au Mont Athos
Et à 14h03 je suis bien en peine de trouver des arguments qui permettraient de nuancer le caractère exceptionnel de ce que je viens d’entendre. Car oui je suis le seul païen de cette ecclesia qui finit de débarasser et s’apprête à reprende le taf.
Mais d’ailleurs… qu’est-ce que je fais là ? Je suis en mission. Ca c’est un terme professionnel, une sorte de couverture qui me permet de dire un peu partout que je ne suis pas si oisif que le statut « sans emploi » laisse entendre. Au milieu de ces femmes, toutes fortuitement croyantes (certaines sont plus silencieuses mais le pendentif sacré autour du cou donne quand même un sacrée indice) je suis presque un anti-missionnaire.
Je suis d’ailleurs venu pour une mission très terre-à-terre. Analyser les comptes, décortiquer les process, suggérer des axes d’amélioration et trouver des quick wins. Pour le dire moins glamour, je suis une sorte de consultant en contrôle de gestion. Et mon hôte est une petite entreprise de banlieue qui oeuvre dans le service à la personne.

C’est Christelle, la dirigeante, qui m’a embarqué dans cette aventure. De toute façon ma vie professionnelle est jalonnée par des épisodes « yes man ». Il y a 20 ans, mon camarade de promo Benjamin me dit « Eh ? on créé une boite ensemble ? ». Banco. Et 10 ans de folle aventure dans l’éco-consommation et les coopératives. Pas une engueulade.
Il y a 10 ans, c’est Arnaud que je connais finalement assez peu. La deuxième fois que l’on s’est vu, lors d’un rendez-vous pro, il a accompagné mon fils de 3 ans pour l’aider à faire pipi. Avec du recul je me demande pourquoi j’ai emmené mon marmot à un rendez-vous pro. Et pourquoi j’ai eu sitôt confiance en cet inconnu pour qu’il se permette une telle familiarité. On a transformé une association en société coopérative et partagé la présidence et passé de belle soirées durant des années.
Il y a 4 ans, c’est Céline qui m’appelle pour me demander en désespoir de cause si je connais dans mon réseau un analyste financier car « chez France Active on galère à en trouver ». Elle est directrice et on s’est vu quelques fois. Mais moins que l’ex-ex-ex analyste financier, celui qui m’avait accompagné sur la coopérative. Moi je suis pas très finaud. Je lui dis « ah bah non je connais pas de financier, parce que j’y connais rien à la finance, mais c’est dommage car franchement c’est un super boulot, utile et varié »
« Ah bah… ca te dirait pas ? »
« Bah disons que j’ai mon boulot, que je cherche pas. Mais c’est vrai que depuis quelques mois, je suis un peu seul avec moi-même… »
« On la tente » que l’on s’est dit. Et cette tentation-tentative a été prolixe des années.
Et donc là Christelle, dirigeante qui ne compte pas ses heures, qui porte son entreprise comme le Christ la Croix, elle me réveille en pleine oisiveté pour me proposer un travail que je tâtonne à définir.
Consultant ? Bof. ça fait vraiment le type en costard qui donne le service minimum.
Coach ? Sérieusement…
DAF partagé ? Mouais. Le titre est pompeux mais le petit adjectif « partagé » donne un peu plus de saveur sociale et solidaire… pour masquer le fait que j’ai besoin en réalité de me répartir dans plusieurs trucs à la fois par simple peur de m’ennuyer si un seul os à ronger !
Castor ? Une référence au film The Big Short (sur la crise des subprimes, avec Brad Pitt, Ryan Gosling etc.) qui rappelle qu’il y a ceux qui consolident pendant que les « requins » de la finance sont à la chasse. J’aime bien mais je sens bien que ça fait pas sérieux dans l’univers du consulting/DAF/coach…

Alors voilà donc que je navige à vue. Je tente de mobiliser toutes mes connaissances éparpillées (blogueur, influence, développeur, communicant, financier, architecte, amapien, entrepreneur du spectacle, avocat, juriste, assureur, recruteur, aménageur, candidat politique, bodygard, graphiste, vidéaste, musicien, …) pour faire comme McGyver : avec deux trombones et trois idées dénouer une situation !
Je repense surtout à ces dizaines d’heures d’interviews de François Begaudeau, l’écrvain intellectuel anarchiste, qui m’aura bien accompagné pour justement prendre un peu de recul social sur ce que je fais. Dénouer une situation, c’est complètement son vocabulaire sociologique, d’ailleurs. A force d’avoir le nez sur le guidon entrepreneurial, j’ai presque oublié que je touche une facette de la réalité française qui m’était encore jusque là inconnue.
A savoir le monde des aidants (Christelle dit « les aimants ») et toutes ces petites vieilles, ces petits vieux, ces petits malades, « en perte d’autonomie » comme on dit.
Autonomie est un mot que je ne reliais jusque là qu’au monde écolo et anarchiste. Vivre en autonomie, voilà un beau projet d’émancipation. Et comment on fait quand on on est en perte d’autonomie ?
Pas le choix, jusque là on est bien obligé de croire au principal miracle : la nature de l’entraide.
